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5 mai 2014

La connaissance de soi I

Anatomie énergétique - les Koshas

Dans un de ces ouvrages, Arnaud Desjardins nous parle des différentes parties qui composent l’être humain et que l’on appelle Kosha dans la tradition védique. Ce texte permet de mieux comprendre comment nous fonctionnons et comment agir sur les différents aspects de notre personne. Il montre le lien qu’il peut y avoir entre la pratique des postures dans le Yoga et une certaine transformation intérieure.

Les représentations de notre anatomie énergétique nous permet de comprendre qu’en agissant sur le corps physique au travers des postures ou de la respiration, nous pouvons agir sur toutes les facette de notre personne : corps énergétique, corps mental, corps intellectuel, etc. Le corps physique devient alors comme une porte d’entrée à toutes ces enveloppes. Voilà un texte destiné à toutes les personnes qui ne sont pas tout à fait au clair en quoi le fait d’essayer de poser son front sur ses genoux pourrait amener une ouverture de la conscience.

Cet article fait partie des trois textes qui portent sur les trois principaux élément de l’anatomie énergétique dans la tradition védique:

Les Nadis

Les Koshas

Les Chakras

L’entier de l’ouvrage est disponible au format PDF par ici: A. Desjardins, A la recherche du Soi – volume 1 « Adhyatma Yoga »

Les Koshas

Kosha

Il est facile de se rendre compte que les influences extérieures nous modifient tout le temps. (…) D’instant en instant, ce qui nous frappe à travers l’un de nos sens déterminera des réactions et c’est là, à ce niveau, que se situe l’immense différence entre celui qui est soumis à des réactions et celui qui n’y est plus soumis : celui qui, si je puis dire, « accuse le coup », soit que cela lui plaise, soit que cela lui déplaise, et celui qui demeure neutre, impassible, immuable, ce qu’on appelle en sanscrit sama darshan, équanimité ou vision égale. Les textes à cet égard sont tous clairs : « non affecté par le blâme et la louange, par le succès et par l’échec, par le chaud et par le froid, par les privations et par les satisfactions », etc.

Si une complète transformation intérieure ne s’est pas opérée, le mouvement se fait de l’extérieur vers l’intérieur. (…) Mené par les émotions, « j’aime », « je n’aime pas », « je me sens frustré » ou « gratifié », « rassuré ou menacé », « satisfait ou mécontent », cette réaction émotionnelle qui fonctionne toujours dans la dualité, les paires d’opposés, l’oscillation d’un pendule, va affecter votre pensée.

Certains jours on voit tout en rose, certains jours on voit tout en noir. Quand il y a émotion, l’émotion détermine la pensée et, si la conscience est identifiée à ce mouvement de pensée, l’être humain n’est plus rien d’autre qu’une série de réactions. Ensuite ces pensées vont entraîner un certain comportement. Les actions ne sont en fait que des réactions dans l’illusion d’une responsabilité, d’une liberté, d’une maîtrise qui sont absolument imaginaires.

En revanche, si ce fonctionnement émotionnel est dépassé, l’homme a la possibilité de se situer au niveau de vijnanamaya kosha, l’enveloppe faite d’intelligence objective, qui voit le monde tel qu’il est et non pas tel qu’il devrait être, pourrait être ou aurait pu ne pas être. Et cette intelligence est associée à une participation du cœur que j’appelle sentiment (« l’intelligence du cœur ») pour la distinguer des émotions et qui ne s’accompagne d’aucune perturbation physiologique.

(…) Et pourtant cela ne veut pas dire que le cœur soit devenu un morceau de bois ou un bloc de pierre, bien au contraire. Vous voyez, les koshas, à l’intérieur les uns des autres sont d’abord dépendants du kosha le plus voisin, mais peuvent devenir indépendants des koshas plus extérieurs. Les pensées qui relèvent de manomaya kosha, si elles sont purifiées de toute trace d’égoïsme ou égocentrisme, deviennent des pensées qui relèvent de vijnanamaya kosha. Le mental devient l’intelligence. Il y a toujours des pensées, des idées, mais elles ne sont plus de la même qualité ni de la même nature.

(…) Si le travail possible de libération par rapport à la toute-puissance de ces différents koshas a été accompli, le phénomène qui me frappe est perçu de façon neutre, comme par un miroir voyant tout ce qui peut être vu mais jamais affecté. Il n’y a donc pas de discrimination entre ce qui m’est favorable et ce qui m’est défavorable. Il n’y a pas qualification de bon ou de mauvais. Il y a acceptation. Comme le disait Swâmiji : « See and recognize  » – « Voyez et reconnaissez. » Reconnaissance du fait. Le corps accepte cette vérité et fait l’économie de toutes sortes de réactions physiques, biologiques, physiologiques inutiles. Il n’y a donc pas d’émotion mais un sentiment d’adhésion. Le sentiment, c’est le « oui » du cœur, l’adhésion du cœur à ce qui est. Quand le cœur voit et reconnaît, il y a sentiment. La pensée alors est libre. C’est une pensée neutre, objective, non égoïste, capable de percevoir le monde en lui- même et non plus uniquement à travers moi. L’action sera véritablement digne du nom d’action au lieu de n’être qu’une réaction. Par conséquent l’initiative de l’action viendra de l’intérieur. La conscience n’est plus prisonnière du fonctionnement des trois premiers koshas qui réagissent les uns sur les autres, de l’extérieur vers l’intérieur. La conscience est libre, la décision est objective, impersonnelle, non égoïste ; elle tient compte de l’ensemble des éléments qui composent la situation dans laquelle nous sommes enserrés de moment en moment et pas seulement de certains éléments sélectionnés par le mental égocentrique.

Le cœur, le corps, la tête sont unifiés dans la communion avec la réalité et l’action s’insère harmonieusement dans cette réalité. Alors il est possible de demeurer situé dans un point fixe en soi-même, dans l’axe du pendule et non pas à l’extrémité du balancier du pendule qui nous entraîne à gauche, nous entraîne à droite, nous entraîne à gauche, nous en- traîne à droite. Plus notre conscience se situe près de l’axe du pendule, plus l’amplitude du mouvement du balancier diminue, moins nous sommes émus et emportés, plus nous sommes proches de la stabilité intérieure. C’est cette stabilité intérieure immuable, permanente, pareille à elle-même, inchangée parce qu’inchangeable, qu’on a parfois appelée « position de témoin » (sakshi en sanscrit) ou « conscience axiale », libre du jeu des polarités ou des dualités. C’est seulement à partir de cette conscience qu’il est possible de prétendre légitimement au dépassement de la conscience humaine limitée, dualiste, et à la réalisation de la Conscience illimitée, non dualiste, de l’atman.

Le désir a pour but sa propre satisfaction. Au moment où le désir vient d’être satisfait, il y a pendant quelques instants un état sans désir et, dans cet état sans désir, peut se manifester cette béatitude inhérente à la conscience de soi ou au sentiment de soi techniquement appelé ananda. Cet ananda n’est pas une émotion. C’est un sentiment, une paix, une joie, une plénitude qui est l’expression de l’être, qui est lié au fait d’être, au « Je Suis », à la conscience d’être, qui ne dépend pas de l’avoir, qui n’est pas affecté par ce que l’on a ou ce qu’on n’a pas.

En vérité, le bonheur que l’on cherche dans l’avoir n’est jamais autre chose que la libération momentanée de la joie intrinsèque à l’être dont les désirs et les peurs vous exilent sans cesse. Comment se fait-il qu’il y ait ces désirs et ces peurs qui maintiennent votre conscience au niveau des koshas les plus extérieurs, c’est-à-dire au niveau du corps physique, du corps subtil et vous privent de l’accès au corps le plus intérieur, le corps causal, karanasharir, correspondant à anandamaya kosha ? (Le corps subtil correspond à pranamaya kosha, manomaya kosha et vijnanamaya kosha, ce dernier faisant le lien entre le corps subtil et le corps causal.) C’est parce qu’il existe chitta, la mémoire, l’entrepôt, le réceptacle de tous les souvenirs, de toutes les impressions qui vous ont marqués dans cette existence et, disent les hindous et les bouddhistes, dans les existences antérieures. Chitta est comme une cinémathèque dans laquelle sont conservés des milliers de films. Si nous projetons sur un écran un film qui a été tourné il y a vingt ans, quarante ans, il est resté toujours le même. Les acteurs n’ont pas vieilli d’une ride dans ce film. Dans les souvenirs accumulés dans cette mémoire, chitta, il n’y a pas vieillissement. Le temps n’existe pas, le souvenir est là, intact.

Mais, à la plus grande partie de cette mémoire, vous n’avez pas normalement accès. Ces souvenirs sont non seulement subconscients, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas tous en même temps présents à la conscience ou au conscient (…). Ce sont les impressions qui se sont marquées en nous, qui se sont organisées entre el- les, qui ont laissé ce que nous appelons les bons et les mauvais souvenirs et qui constituent les désirs latents (…), les peurs de retrouver des situations douloureuses, les désirs de retrouver des situations heureuses. La plupart de ces samskaras et de ces vasanas sont inconscients. Ils agissent dans l’ombre, dans la clandestinité et nourrissent manas, le mental. Tout un travail peut donc être accompli, qu’on appelle vasanakshaya, érosion des vasanas, et chitta shuddhi, purification de chitta. Ce travail est indispensable pour pouvoir accomplir l’étape appelée manonasha (destruction du mental), qui libère les sentiments non égoïstes et l’intelligence réelle, la buddhi.

(…) La cause réelle de notre comportement, de nos actions, nous la portons en nous-même, et non plus dans les chocs extérieurs, les stimuli qui déclenchent les émotions, lesquelles déclenchent le fonctionnement du mental, et mènent un être humain non transformé exactement comme les fils d’un marionnettiste. Si l’enseignement du vedanta nous propose comme but la « libération », mukti ou moksha, cela implique que la condition ordinaire de l’homme c’est de n’être pas libéré. Par conséquent, le sadhaka, le disciple peut se situer très concrètement par rapport à ces différents plans, qui sont, en lui, contenus à l’intérieur les uns des autres.

À quel niveau est-ce que votre conscience est prisonnière ? Au niveau du corps physique ? Au niveau de l’enveloppe de vitalité et d’énergie ? Au niveau des émotions et du mental nourri par les souvenirs inconscients, au niveau des peurs et des désirs ? Au niveau d’une pensée neutre objective, et du sentiment toujours stable, égal à lui-même ? Au niveau du silence intérieur, de l’arrêt des fonctionnements, de la béatitude d’anandamaya kosha

Ce qu’on peut appeler méditation, c’est ce passage de la conscience de soi ou la conscience d’être, à travers ces différents revêtements, ces différents fonctionnements.

  • Anayama Kosha = corps physique

Je prends conscience : je suis un corps physique. Est-ce que ce corps est contracté ou relâché ? Voilà la grande différence. Le corps grossier, en tant que corps physique, peut être contracté ou relâché. Je relâche, j’accepte ce corps. Il y a peut-être malformation de ce corps : je l’accepte. Par l’acceptation, la conscience se libère, cesse de s’identifier.

  • Pranayama Kosha = corps énergétique

Ensuite vient l’enveloppe faite de vitalité. J’accepte : je suis peut-être fatigué, peut-être très fatigué, peut-être malade. Je ne reste pas prisonnier à ce niveau. En acceptant, je passe à travers: on est libre de ce que l’on accepte, de ce à quoi on dit oui ; on demeure prisonnier de ce qu’on refuse, de ce à quoi on dit non. Si je suis très fatigué ou malade, et que je refuse d’être très fatigué ou malade, ma conscience demeure prisonnière au niveau de pranamaya kosha.

  • Manomaya Kosha = Corps mental

Ensuite, voilà le plan de manomaya kosha, le mental et les émotions. Ma conscience peut-elle dépasser ce plan du mental qui envisage le monde, non pas en fonction de ce monde lui-même, mais en fonction de moi : je suis aimé, je suis détesté, je suis critiqué, je suis admiré ? Est-ce que ma conscience peut dépasser ce plan, ou est-ce qu’elle va se trouver arrêtée à ce plan et me maintenir là, heureux parce qu’on a dit beaucoup de bien de moi, ou malheureux parce qu’on m’a sévèrement attaqué ? Est-ce que ma conscience demeure prisonnière à ce plan ou est-ce que j’ai accès à un niveau plus intérieur ?

  • Buddhimaya Kosha = corps intélectuel

Ensuite, voilà que ma conscience se situe sur le plan de vijnana : une intelligence claire, libre, sans émotion, par laquelle je prends conscience : « Je Suis », accompagné d’un intense sentiment de moi-même totalement non égoïste.

  • Anandamaya Kosha

Et puis, même la pensée s’arrête. Toute pensée s’arrête. Il y a conscience, il y a sentiment ; le cœur n’est pas mort, mais il n’y a aucune émotion d’aucune sorte, ni pour ni contre, seulement la plénitude du sentiment de moi-même appelée « ananda », et la Conscience, sans forme, sans pensée particulière. Si j’ai librement accès à cet anandamaya kosha, le kosha le plus intérieur, j’ai la possibilité de ne pas faire : de rester silencieux, immobile. Je n’ai aucun besoin, aucune impulsion individuelle à agir. Je n’agirai qu’en réponse à des nécessités extérieures, à la marche de l’univers dans lequel je m’insère. À ce stade, on peut commencer à parler de liberté. La méditation, c’est ce cheminement de la conscience de soi, de l’extérieur vers l’intérieur, jusqu’à anandamaya kosha. Si je peux me situer librement à ce plan, j’atteins le niveau de ce que les hindous appellent « dhyâna », la méditation.

  • Atman

Et puis, encore au-delà, toute trace de conscience personnelle disparaît. C’est la Conscience supra-individuelle, supra- personnelle, appelée «samadhi ».

(…) En agissant sur le relâchement musculaire, en agissant sur la respiration, en agissant sur la détente intérieure (pas seulement celle des muscles), en agissant sur la détente énergétique – c’est-à-dire que les pulsions, les dynamismes intérieurs reviennent au calme –, il est possible d’agir au moins partiellement sur les émotions. Cela permet de diminuer l’impact des émotions de jour en jour, jour après jour. Mais cela ne vous permet pas de faire disparaître à tout jamais le phénomène même de l’émotion. Par contre, un travail sur l’émotion elle-même s’accompagne forcément d’une participation de pranamaya kosha et d’annamaya kosha, c’est-à-dire du corps physique. La libération d’émotions anciennes réprimées et conservées dans cette mémoire particulière appelée chitta s’accompagne d’une réaction physique très forte. Le corps conserve le souvenir des émotions réprimées, autant que la pensée conserve le souvenir de la cause des émotions réprimées, au- tant que le cœur conserve le souvenir des émotions réprimées elles-mêmes. Ce souvenir est conservé non pas dans la partie consciente de la mémoire, mais dans la partie inconsciente.

(… ) Cette description des koshas vous donne un point d’appui pour comprendre les deux possibilités de fonctionnement de l’être humain, un fonctionnement d’esclave ou un fonctionnement libre. Ou bien ce sont les influences extérieures qui ont les pleins pouvoirs et nous sommes des esclaves. Ou bien la conscience est libre, elle se situe toujours au point central de l’autonomie, et les koshas sont des instruments à sa disposition.

L’action de l’homme n’est plus motivée par ses peurs et ses désirs, ses attractions et ses répulsions, mais par la justice ou la justesse de la situation d’instant en instant. La conscience peut se libérer de l’emprise de ces niveaux d’actions et de réactions, de ces niveaux de succession de causes et d’effets, pour se situer au point plus haut ou plus central. (…) Si une action doit être accomplie, elle sera décidée sur le plan de vijnanamaya kosha, c’est-à-dire la vision objective, sans aucune émotion, d’une situation qui n’est plus vue en référence à l’ego avec ses craintes, ses peurs et son besoin d’être rassuré, mais en elle-même, de façon neutre, impersonnelle, supra-égoïste. Et si aucune action n’est nécessaire – donc aucune décision – la pensée peut s’arrêter de prendre des formes particulières. La pensée retourne à la pure conscience, pensée consciente d’elle-même en elle-même, sans forme particulière. La conscience se situe au niveau d’anandamaya kosha, le revêtement fait d’ananda, de béatitude. Ce revêtement est encore un kosha, c’est-à-dire encore un revêtement ; c’est encore un fonctionnement mais serein, sans peur, sans désir, sans aucune servitude au passé, libre des bons souvenirs et des mauvais souvenirs, donc libre de toute crainte pour l’avenir, témoin détendu, libéré de l’oscillation et de la tension des contraires, témoin sans pensée.

Toutes les fonctions sont ramenées au silence, à l’immobilité. Cet état comporte encore une certaine conscience de « moi » en tant que « moi ». Au-delà, encore plus à l’intérieur, toute trace de quoi que ce soit qui puisse encore s’appeler « moi » disparaît et c’est la Conscience transcendante, supra-personnelle, supra-formelle de l’atman.

(…) Mais ce n’est pas encore l’étape ultime. Dans l’étape ultime, cette volonté est devenue purement l’instrument d’une spontanéité supra-personnelle, dans laquelle l’homme ne sent plus du tout qu’il agit en tant qu’individu, qu’il a à porter le poids et la responsabilité de ses actes. L’homme sent qu’il est porté par le courant universel de la Manifestation à laquelle il est complètement soumis, avec laquelle il est complètement unifié. On dira dans un certain langage que sa volonté se confond complètement avec la volonté divine. (…) C’est ce que la tradition chinoise appelle le Non-Agir, ce que les hindous expriment par « free from the I-am-the-doer illusion », « libre de l’illusion que c’est moi qui agis ». Apparemment le sage est actif, il peut même être tout à fait actif, mais intérieurement il n’a plus l’impression d’être actif et que c’est lui qui agit, laborieusement, lourdement, avec effort. Il est porté par le courant de la Réalité, la Manifestation, ce que les hindous appellent prakriti, comme l’acteur est porté par le texte de la pièce pendant les trois ou les cinq actes qu’il a à interpréter. C’est le grand enseignement.

(…) Avec cette nouvelle naissance, le moteur de nos pensées, de nos actions, de nos sentiments ne se trouve plus extérieur à nous, mais intérieur à nous. Autrement dit le moteur de nos actions, de nos pensées, de nos sentiments, c’est l’être et non plus l’avoir. Tout le monde, y compris les animaux, cherche le bonheur. La plupart des hommes cherchent ce bonheur dans l’avoir. Avoir la santé c’est le bonheur, ne pas avoir la santé c’est la souffrance. Avoir du succès c’est le bonheur, ne pas avoir de succès c’est la souffrance. Avoir du pouvoir ou de l’influence, c’est le bonheur, n’avoir aucun pouvoir et aucune in- fluence, c’est la souffrance. Avoir quelqu’un qui nous aime c’est le bonheur, n’avoir personne qui nous aime c’est la souffrance. En vérité le seul bonheur, le seul, c’est celui qui émane de l’être. Et c’est à ce bonheur qui émane de l’être que parfois, brièvement, nous donne accès la satisfaction d’un désir, en attendant qu’un désir nouveau monte de la profondeur et nous exile à nouveau de cette paix, de cette sérénité, qui est pourtant notre véritable nature. Dire que nous sommes motivés, mus par l’extérieur, ou dire que nous cherchons le bonheur dans l’avoir, c’est dire la même chose. Dire que nous sommes mus de l’intérieur, donc libres des tribulations ou des vicissitudes extérieures, ou dire que nous avons trouvé le bonheur dans la plénitude de l’être, c’est dire la même chose. Être, c’est être libre de l’avoir, libre du désir d’avoir, libre de la crainte de ne pas avoir.

(…) Nous pouvons revenir à cette description si riche, si complète des koshas. La conscience d’être, «Je suis», peut-elle ou non se libérer de la soumission au premier kosha, annamaya kosha ou sthula sharir, le corps physique ? Il s’agit d’un domaine expérimental, vécu, et c’est en cela que consiste l’ascèse ou la discipline spirituelle, la sadhana. « Je suis », je peux entrevoir ce qu’est ce « Je suis », et réaliser à quel point ce « Je suis » est prisonnier. Je suis, et tout de suite je mesure la prison par rapport au corps. Ah ! si j’étais défiguré ! Regardez simplement la souffrance de certains hommes lorsqu’ils deviennent chauves ou de certaines femmes quand les rides apparaissent de chaque côté des yeux : identification de l’être, de la conscience de soi, au corps physique. Et pourtant, cette conscience peut être libre. Il est possible d’avoir le corps déformé, mutilé, défiguré et d’être dans la plénitude de la béatitude.

Ensuite, identification à l’enveloppe faite de prana : « Je suis malade », et voilà qu’il y a souffrance. Et pourtant il est possible d’être malade, mourant et de rayonner la paix et la sérénité. Le plus grand don que nous font la plupart des sages et des yogis, c’est de mourir malades (car c’est encore un des rêves de l’ego de croire que le yoga va nous donner la santé éternelle). Ramakrishna est mort malade ; Ramana Maharshi est mort d’un cancer ; le grand yogi Swami Sivananda Sarasvati est mort très malade et Sri Mâ Anandamayi a vieilli malade. Mais ce qui est saisissant, ce qui a frappé un homme très éminent comme le Docteur Godel quand il a rencontré Ramana Maharshi atteint d’un cancer, ce qui m’a frappé quand j’ai passé de nouveau quelques jours auprès du Swami Sivananda de Rishikesh deux mois avant sa mort, c’est de voir (il faudrait vraiment être aveugle au sens ordinaire du terme pour ne pas le voir) qu’un homme peut être malade et être entièrement libre de la déchéance du corps physique et du corps de prana, des détériorations physiologiques et biologiques. D’un malade ordinaire, on peut dire : il est malade. D’un mourant ordinaire on peut dire : il est mourant. D’un sage on ne peut pas dire : il est malade, ou il est mourant. Son corps phy- sique est malade, son corps physique est mourant. Mais lui, cela saute aux yeux, est situé à un autre plan de réalité en lui-même. On sent qu’à l’intérieur de ce corps physique mourant existe un corps spirituel intact, instrument de la Conscience et du Soi.

(…) Quant à l’enveloppe faite de manas, elle peut perdre tout son pouvoir contraignant. C’est ce qu’on appelle manonasha,  la destruction du mental. Ce mental ne subsiste plus que comme un instrument de la Conscience, une pensée qui a sa place limitée dans la mesure où elle envisage le reste de l’univers en fonction de nous-mêmes en tant qu’ego incarné dans un corps et portant, dans le monde phénoménal, une identité ou, plutôt, une identification particulière : monsieur ou madame Untel, telle qualification, telle profession, tel âge. La destruction du mental libère le sentiment non égoïste, l’amour véritable, et l’intelligence impersonnelle de la buddhi.

La description des koshas, la façon dont ils influent les uns sur les autres, nous permet donc de comprendre en quoi peut consister le chemin ou la voie d’une façon pratique concrète. Si je suis maître de ma propre demeure, je dois avoir librement accès à toutes les pièces de cette demeure et pouvoir me situer à volonté dans la chambre qui me convient, pouvoir à volonté me retirer dans la salle centrale, celle d’anandamaya kosha. Cette libération par rapport aux koshas, les uns après les autres, elle commence par la constatation,  la  vision  claire  de  sa  non-libération  et  la  compréhension  que  cette  non- libération n’est pas un état obligatoirement définitif. Sentir « Je Suis » et je pourrais être libre, Je Suis par essence libre, et voir qu’immédiatement se surajoute la prison. Ce n’est pas vrai, je ne suis pas libre de mon physique ; si je me regarde dans la glace et que je me trouve beau, je suis heureux ; si je me regarde dans la glace et que je me trouve laid, je suis malheureux. Je ne suis pas libre de mon état de santé. Dès que je me sens malade, dès que je man- que d’énergie, dès que je me sens faible, dès que j’ai l’impression que ça ne va plus, je m’identifie. Et je ne suis pas aujourd’hui libre de quitter l’identification aux joies et aux tristesses pour me retrouver immuable, serein, non affecté, sur le plan d’anandamaya kosha. Je suis prisonnier des manas et des émotions. Je ne peux pas à volonté quitter cette enceinte intérieure, quitter ce revêtement de l’atman pour me situer dans un revêtement plus central, plus proche de la lumière ou de l’intelligence suprême de l’atman.

Pourtant c’est possible. Par un travail qui va s’effectuer sur le corps physique, sur le revêtement d’énergie ou de vitalité, sur le revêtement de mental et d’émotions et sur ce chitta, ce réceptacle des impressions d’autrefois qui m’attachent au passé, qui m’attachent à ces différents fonctionnements, en me soumettant comme un esclave à la double polarité du désir et de la peur, de l’attraction et de la répulsion.

(…) Comment la libérer, cette Conscience ? En cessant de s’opposer. Chaque fois que la conscience s’oppose à un phénomène d’un de ces niveaux en nous qui, en tant que niveaux du monde relatif, sont tous soumis à la cause et à l’effet, elle s’emprisonne. Je ne suis pas d’accord avec mon physique, laid, vieillissant ! Je ne suis pas d’accord avec mon état de santé, fatigué, malade ! Je ne suis pas d’accord avec la façon dont le monde m’apparaît dans ma subjectivité, bon, mauvais, beau, laid ! Je ne suis pas d’accord avec ce qui me met mal à l’aise, avec ce qui me fait souffrir ! Je reste prisonnier. Je reste prisonnier du jeu des contraires. Je reste prisonnier du jeu des causes et des effets, des actions et des réactions. Je reste prisonnier de l’instabilité, du changement, de la destruction. Je reste prisonnier de la limitation, de la mesure qui veut toujours plus. Je reste prisonnier du conflit, de l’opposition.

Mais si j’accepte, alors je découvre à quel point ce qui m’attachait tellement est en fait relatif, si relatif. Et que ce qui m’avait paru si puissant pour me tenir en servitude est en fait aussi irréel (ou relativement réel) que l’est un film de cinéma projeté sur un écran. Cet attachement au jeu des contraires, à la peur du changement, commence à la naissance. Swâmiji insistait beaucoup sur cette vérité : cette soumission au conflit du moi et du non-moi, à la cause et à l’effet, au refus du changement, commence à la naissance.

Tant que l’enfant est dans le ventre de sa mère, il n’y a pas distinction du moi et du non-moi. L’enfant ne ressent rien comme un autre que lui, ce qui est aussi le statut du sage. Toute altérité a disparu chez le sage. Aucune altérité n’existe encore chez le fœtus dans le sein de sa mère. Il ne ressent rien comme un autre que lui ; il y a lui-sans-un-second, la définition même de l’Absolu, la définition même de l’atman, la définition même du brahman. L’enfant ne respire pas, sa mère respire pour lui ; ne mange pas, sa mère mange pour lui. (…) Et puis, tout d’un coup, un autre que lui apparaît à l’enfant sous la forme des contractions qui font pression sur lui, et puis un autre que lui apparaît sous la forme du froid, de la lumière, du bruit, de toutes les souffrances physiques qui accompagnent la naissance, la suffocation, la brûlure des poumons lors de la première respiration. À partir de là, l’enfant a fait l’expérience du changement, donc du temps, et de la limitation, puisque autre chose que lui se dresse en face de lui pour lui faire sentir sa limite. L’enfant a fait la distinction du bien et du mal. Mais cette situation peut être dépassée, transcendée.

C’est la nouvelle naissance qui met au monde un homme – non seulement pareil à un petit enfant mais à un fœtus – avec l’Illumination en plus, avec la Conscience en plus. Une nouvelle naissance qui met au monde un homme qui est de nouveau dans la paix de la non-dualité. Parce que la Conscience n’est plus soumise au fonctionnement des koshas,  n’est plus soumise aux paires d’opposés, n’est plus soumise au changement, n’est plus soumise aux conflits. En tout, celui qui est né à nouveau se reconnaît lui-même. Il ne voit plus que lui sous mille visages différents. C’est toujours lui-même.

(…) Vous voyez donc que cette description des koshas oui tient en une page ou deux pages dans tous les livres sur l’hindouisme est en fait d’une très grande valeur psychologique, pratique et concrète pour celui qui veut progresser sur ce chemin de libération, de liberté, de non-dépendance, de plénitude, et qui veut échapper au temps, à l’espace et à la causalité.

Extrait d’Arnaud Desjardin « A la recherche du Soi, volume 1, Adyatma Yoga », éd. La Table Ronde, p. 33-55

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